Les dispositions de la loi littoral ne sont pas incompatibles avec la convention européenne des droits de l'homme : pas d'indemnisation de la servitude d'urbanisme qui en découle.
"En l’affaire Malfatto et Mieille c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Angelika Nußberger, présidente,
Khanlar Hajiyev,
Erik Møse,
André Potocki,
Yonko Grozev,
Síofra O’Leary,
Carlo Ranzoni, juges,
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 septembre 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 40886/06 et 51946/07) dirigées contre la République française et dont quatre ressortissants de cet État, MM. Henri, Jean-Michel et Alain Malfatto, d’une part, et M. Jean-Claude Mieille, d’autre part (« les requérants »), ont saisi la Cour les 21 septembre 2006 et 15 novembre 2007 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me P.-O. Koubi-Flotte, avocat à Marseille. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères, à laquelle a succédé M. F. Alabrune.
3. Les requérants alléguaient en particulier la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention en raison du rejet de leurs demandes d’indemnisation d’une servitude d’urbanisme frappant leurs terrains d’inconstructibilité.
4. Le 12 mars 2011, le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 a été communiqué au Gouvernement dans chaque requête. Les parties ont soumis des observations sur la recevabilité et le fond des affaires.
5. Le 20 décembre 2012, MM. Jean-Michel et Alain Malfatto ont, par l’intermédiaire de leur avocat, informé la Cour du décès de leur père Henri Malfatto et ont exprimé leur souhait de poursuivre la requête en son nom en leur qualité d’héritiers.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Les requérants dans la requête no 40886/06 étaient père et fils. M. Henri Malfatto, né en 1929 et décédé en 2012, résidait à Aix‑en‑Provence. MM. Jean‑Michel et Alain Malfatto, nés respectivement en 1958 et 1964, résident également à Aix-en-Provence.
7. Le requérant dans la requête no 51946/07, M. Jean-Claude Mieille, est né en 1955 et réside à Cabries.
A. Le contexte
8. M. Henri Malfatto était propriétaire d’un terrain d’une superficie d’environ 63 000 m2 situé en bord de mer dans la calanque de l’Anthénor sur le territoire de la commune d’Ensuès-la-Redonne, dans le département des Bouches-du-Rhône.
9. Par arrêté du 14 mai 1964, le préfet des Bouches-du-Rhône (ci-après le préfet) l’autorisa à y créer un lotissement comprenant trente lots. Conformément aux prescriptions de l’arrêté, il entreprit divers travaux de viabilisation du terrain (notamment voirie, adduction d’eau et éclairage).
10. Par arrêté préfectoral du 28 juillet 1970, M. Henri Malfatto fut autorisé à vendre les lots avant le complet achèvement des travaux. Aux termes d’une donation‑partage devant notaire du 22 décembre 1978, il attribua trois lots à ses fils, à savoir un lot à M. Jean-Michel Malfatto et deux lots à M. Alain Malfatto.
11. Par acte notarié du 14 décembre 1979, M. Henri Malfatto vendit à M. Mieille un lot, en nature de terrain à bâtir, pour une somme de 90 000 francs français - FRF (soit environ 14 000 euros - EUR) ; un certificat d’urbanisme établi par l’administration et joint à l’acte notarié indiquait que le lot était constructible.
12. Il ressort du dossier qu’un cinquième lot avait été vendu, le 29 mars 1972, à un tiers, M.T., qui y construisit une maison qu’il habite depuis lors.
13. Par arrêté du 1er février 1982, le préfet rendit public le plan d’occupation des sols (ci-après le POS) de la commune. En application de la directive sur la protection et l’aménagement du littoral (voir paragraphe 34 ci-dessous), le POS rendait inconstructibles les terrains situés dans une bande de cent mètres du littoral.
14. Le 24 novembre 1984, le tribunal administratif de Marseille fit droit au recours de M. Henri Malfatto et annula le POS. Le 18 novembre 1988, le Conseil d’État rejeta le recours du ministre de l’urbanisme et du logement contre ce jugement.
15. Entre temps était entrée en vigueur la loi du 3 janvier 1986 relative à l’aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral (« loi littoral », voir paragraphes 33 et 35 ci-dessous), qui prohibait toute édification nouvelle sur une bande littorale de cent mètres à compter du rivage.
16. Le 12 janvier 1989, M. Henri Malfatto sollicita un permis de construire une maison individuelle, qui fut refusé par le maire de la commune par arrêté du 3 mars 1989. Par jugement du 22 mars 1991, le tribunal administratif rejeta le recours en annulation qu’il avait formé contre cet arrêté. Par arrêt du 15 janvier 1997, le Conseil d’État rejeta son appel contre ce jugement, au motif que la demande de permis de construire portait sur un terrain situé en deçà de la limite des cent mètres et ne faisant pas partie d’un espace urbanisé, même s’il était desservi par certains équipements publics.
17. Par arrêté du 7 décembre 1995, le maire d’Ensuès-la-Redonne rendit public le POS de la commune classant l’ensemble du lotissement en zone naturelle et inconstructible sur le fondement de la « loi littoral ».
18. Par jugement du 7 octobre 1999, le tribunal administratif rejeta le recours en annulation de M. Henri Malfatto contre cet arrêté.
B. La procédure en indemnisation devant les juridictions administratives
19. En juillet 1998 et février 1999, les requérants adressèrent au préfet des demandes préalables d’indemnisation pour atteinte à leurs droits acquis, au motif que les lots leur appartenant étaient frappés d’une servitude d’urbanisme les rendant inconstructibles.
1. Les jugements du tribunal administratif de Marseille
20. À la suite du rejet implicite de leurs demandes résultant du silence du préfet, les requérants saisirent en décembre 1998 et août 1999 le tribunal administratif de recours tendant à ce que l’État soit condamné, sur le fondement de l’article L. 160-5 du code de l’urbanisme et de l’article 1 du Protocole no 1, à réparer le préjudice subi du fait de l’atteinte aux droits acquis qu’ils tenaient de l’autorisation de lotir.
21. M. Henri Malfatto sollicitait le paiement d’une indemnité correspondant au montant total des travaux de viabilité effectués pour les vingt-cinq lots dont il restait propriétaire, à savoir 7 035 004 FRF (soit 1 072 479 EUR), ainsi qu’une indemnité correspondant à la perte de valeur vénale des lots. MM. Jean-Michel et Alain Malfatto et M. Mieille demandaient, pour leur part, des indemnités correspondant au prorata du coût des travaux de viabilisation des lots dont ils étaient propriétaires, ainsi qu’à leur perte de valeur vénale.
22. Par quatre jugements du 22 mars 2001, le tribunal administratif rejeta leurs recours. Il reconnut tout d’abord que le placement des terrains en cause en zone inconstructible constituait une servitude, au sens de l’article L. 160‑5 du code de l’urbanisme, qui portait atteinte aux droits acquis des requérants et ouvrait ainsi droit à réparation de l’ensemble des préjudices directs, matériels et certains en résultant.
23. À cet égard, le tribunal estima, d’une part, que si M. Henri Malfatto faisait état de dépenses engagées au titre d’études et de travaux préparatoires et de la viabilisation du lotissement, il se bornait à produire des devis estimatifs actualisés en 1997 et que, dès lors, il ne justifiait pas du préjudice allégué. D’autre part, il considéra que MM. Jean-Michel et Alain Malfatto, qui étaient devenus propriétaires par voie de donation à titre gratuit, ne justifiaient d’aucune dépense.
24. De même, s’agissant de M. Mieille, le tribunal considéra que, s’il faisait état de dépenses engagées au titre d’études et de travaux préparatoires et de la viabilisation du lotissement, il ne justifiait pas en avoir personnellement supporté la charge.
25. Le tribunal rappela ensuite qu’il résultait des dispositions de l’article 1 du Protocole no 1 que le propriétaire d’un bien frappé d’une servitude pouvait prétendre à une indemnisation « dans le cas exceptionnel où il résulte de l’ensemble des conditions et circonstances dans lesquelles la servitude a été instituée et mise en œuvre, ainsi que de son contenu, que ce propriétaire supporte une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi ».
Dans le cas d’espèce, le tribunal considéra que la servitude d’urbanisme, qui poursuivait un objectif d’intérêt général – la protection des zones littorales – s’appliquait à l’ensemble des terrains situés dans les zones précitées et qu’ainsi la charge supportée par les requérants résultant de l’inconstructibilité des parcelles leur appartenant ne pouvait être regardée comme spéciale.
2. Les arrêts de la cour administrative d’appel de Marseille
26. Les requérants firent appel et soutinrent notamment, en mentionnant l’article 1 du Protocole no 1, que le préjudice subi tenant à la perte de valeur vénale des lots revêtait un caractère spécial et exorbitant, dès lors que le lotissement était le seul de l’ensemble du secteur côtier à avoir été gelé et que la zone considérée était largement construite et traversée par la voie ferrée et une route au trafic important.
27. La cour administrative d’appel de Marseille rejeta leurs appels par quatre arrêts du 3 mars 2005. S’agissant de M. Henri Malfatto, la cour releva que, s’il avait engagé entre 1965 et 1972 des travaux préparatoires et de viabilisation du lotissement, il n’avait engagé, entre 1972 et 1989, date à laquelle il s’était vu opposer un refus de permis de construire, aucune action tendant à la mise en œuvre des droits qu’il détenait de l’autorisation de lotir dont il bénéficiait depuis 1964 et à la réalisation de laquelle la servitude d’urbanisme aurait pu être opposée. Elle en déduisit qu’il ne démontrait pas que l’absence de réalisation complète de l’opération de lotissement résultait de l’inconstructibilité des terrains en cause en raison de l’intervention de la directive d’aménagement du littoral de 1979 et de la loi du 3 janvier 1986. La cour en conclut que le lien de causalité directe entre les préjudices allégués et l’institution de la servitude d’urbanisme incriminée n’était pas établi.
28. S’agissant des trois autres requérants, la cour confirma les jugements du tribunal administratif sur leurs demandes d’indemnités correspondant au prorata du coût des travaux de viabilisation, au motif qu’ils ne justifiaient d’aucun préjudice personnel de ce chef. Elle considéra ensuite que si la délivrance d’une autorisation de lotir était susceptible de créer des droits, elle n’emportait pas, par elle-même, droit de construire. Dès lors, la perte de valeur vénale des lots concernés consécutive à l’institution de la servitude d’urbanisme ne constituait pas, selon la cour, une atteinte à un droit qu’auraient acquis les intéressés au sens de l’article L. 160-5 du code de l’urbanisme.
29. En outre, la cour releva que la servitude en cause était applicable sur tout le territoire national à l’ensemble des terrains situés dans la bande des cent mètres du rivage, sans que les intéressés puissent invoquer leur situation dans un secteur particulier. Elle estima que, dans ces conditions, les requérants n’établissaient pas que, par son contenu ou par les conditions dans lesquelles elle était intervenue, l’institution de cette servitude aurait fait peser sur eux une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec les justifications d’intérêt général sur lesquelles elle reposait.
3. Les décisions du Conseil d’État
30. Les requérants saisirent le Conseil d’État de pourvois en cassation contre ces arrêts, en se fondant notamment sur l’article 1 du Protocole no 1 et sur la jurisprudence de la Cour.
31. Par arrêt du 27 juin 2007, le Conseil d’État rejeta le pourvoi formé par M. Mieille. Il approuva en premier lieu la cour administrative d’appel d’avoir jugé qu’il n’avait pas supporté personnellement les dépenses d’équipement et de desserte du lotissement et que les dispositions de l’article L. 160-5 du code faisaient obstacle à l’indemnisation de la perte de valeur vénale du terrain, cette valeur comprenant notamment la part des dépenses d’équipement supportées par le vendeur du lot et répercutée dans le prix de vente du terrain. Rappelant par ailleurs sa jurisprudence en la matière (voir paragraphe 37 ci-dessous), le Conseil d’État considéra que c’était à bon droit que la cour avait jugé que le requérant ne pouvait prétendre avoir subi une charge spéciale et exorbitante, compte tenu de ce que la servitude s’appliquait à l’ensemble des terrains situés dans la bande de cent mètres du rivage.
32. Entre temps, par trois décisions du 22 mars 2006, le Conseil d’État avait déclaré non admis les pourvois des consorts Malfatto, au motif qu’aucun des moyens de cassation qu’ils soulevaient n’était de nature à en permettre l’admission.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La « loi littoral » et les textes antérieurs
33. Les principales dispositions de la loi no 86-2 du 3 janvier 1986 dite « loi littoral » relative à l’aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral sont résumées dans les arrêts Depalle c. France ([GC], no 34044/02, §§ 45-51, CEDH 2010) et Brosset-Triboulet et autres c. France ([GC], no 34078/02, §§ 45-51, 29 mars 2010).
34. Cette loi a été précédée par différents textes et notamment par une directive d’aménagement national du 25 août 1979. Cette directive, dite « directive d’Ornano », relative à la protection et à l’aménagement du littoral, prévoyait notamment la préservation d’une bande littorale d’une profondeur de cent mètres le long du rivage. Elle a été introduite dans le code de l’urbanisme (ci-après le code) par le décret 79-716 du 25 août 1979.
35. Afin de préserver les espaces naturels, la « loi littoral » a instauré une « inconstructibilité » à l’intérieur d’une bande de cent mètres, hors agglomération, à partir du rivage et imposé une urbanisation limitée des espaces proches du rivage (Depalle, précité, § 46).
L’article L. 146-4 III, introduit dans le code par cette loi (entre temps abrogé mais dont les dispositions sont reprises à l’article L. 121-16 du code), se lit ainsi :
« En dehors des espaces urbanisés, les constructions ou installations sont interdites sur une bande littorale de cent mètres à compter de la limite haute du rivage (...) »
B. Les conditions d’indemnisation des servitudes d’urbanisme
36. L’article L. 160-5 du code de l’urbanisme dispose :
« N’ouvrent droit à aucune indemnité les servitudes instituées (...) concernant, notamment, (...) l’interdiction de construire dans certaines zones et en bordure de certaines voies (...).
Toutefois, une indemnité est due s’il résulte de ces servitudes une atteinte à des droits acquis ou une modification à l’état antérieur des lieux déterminant un dommage direct, matériel et certain ; cette indemnité, à défaut d’accord amiable, est fixée par le tribunal administratif, qui doit tenir compte de la plus-value donnée aux immeubles par la réalisation du plan d’occupation des sols rendu public ou du plan local d’urbanisme approuvé ou du document qui en tient lieu. »
37. Dans un arrêt du 3 juillet 1998, dont la solution a été réitérée de façon constante (Bitouzet, Recueil Lebon p. 228), le Conseil d’État a interprété cet article à la lumière de l’article 1 du Protocole no 1 et a précisé qu’il ne s’agissait pas d’un principe général et absolu, en droit français, de non‑indemnisation des servitudes d’urbanisme. Le Conseil d’État a en effet affirmé ce qui suit :
« Considérant que si les stipulations (...) [de l’article 1 du Protocole no 1] ont pour objet d’assurer un juste équilibre entre l’intérêt général et les impératifs de sauvegarde du droit de propriété, elles laissent au législateur une marge d’appréciation étendue, en particulier pour mener une politique d’urbanisme, tant pour choisir les modalités de mise en œuvre d’une telle politique que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre les objectifs poursuivis par la loi ;
Considérant que, d’une part, l’article L. 160-5 du code de l’urbanisme subordonne le principe qu’il édicte de non‑indemnisation des servitudes d’urbanisme à la condition que celles‑ci aient été instituées légalement, aux fins de mener une politique d’urbanisme conforme à l’intérêt général et dans le respect des règles de compétence, de procédure et de forme prévues par la loi ; que, d’autre part, cet article ne pose pas un principe général et absolu, mais l’assortit expressément de deux exceptions touchant aux droits acquis par les propriétaires et à la modification de l’état antérieur des lieux ; qu’enfin, cet article ne fait pas obstacle à ce que le propriétaire dont le bien est frappé d’une servitude prétende à une indemnisation dans le cas exceptionnel où il résulte de l’ensemble des conditions et circonstances dans lesquelles la servitude a été instituée et mise en œuvre, ainsi que de son contenu, que ce propriétaire supporte une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi ; que dans ces conditions le requérant n’est pas fondé à soutenir que l’article L. 160-5 du code de l’urbanisme serait incompatible avec les stipulations de l’article 1er du protocole additionnel à la Convention (...) »
EN DROIT
I. SUR LA JONCTION DES REQUETES
38. La Cour décide de joindre les requêtes, qui posent des questions similaires et ont fait l’objet d’une instruction commune (article 42 § 1 du Règlement).
II. SUR LA QUALITE POUR AGIR DES HERITIERS D’HENRI MALFATTO
39. La Cour constate que MM. Jean-Michel et Alain Malfatto, héritiers de M. Henri Malfatto, ont manifesté leur souhait de poursuivre la requête au nom de leur père et leur reconnaît qualité pour se substituer désormais à lui. Le présent arrêt continuera à désigner Henri Malfatto comme requérant, bien qu’il faille désormais attribuer cette qualité à ses héritiers (voir notamment Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 1, CEDH 1999‑VI et Malhous c République tchèque (déc.) [GC], no 33071/96, CEDH 2000‑XII).
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
40. Les requérants allèguent que le rejet de leurs demandes d’indemnisation a constitué une violation de l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
41. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
42. Le Gouvernement soutient à titre principal que les requérants n’auraient pas épuisé les voies de recours internes, au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. Il fait valoir qu’ils ont fondé leur demande d’indemnisation exclusivement sur le droit national tel qu’interprété par l’arrêt Bitouzet du Conseil d’État et que, s’ils ont mentionné l’article 1 précité dans leurs écritures devant la cour administrative d’appel, ils n’ont pas pour autant invoqué expressément ou en substance la violation de leur droit au respect de leurs biens.
43. Les requérants soulignent que leurs demandes préalables d’indemnisation au préfet et leurs recours devant le tribunal administratif se fondaient expressément sur l’article 1 du Protocole no 1, que cet article figurait dans les visas des jugements du tribunal et des arrêts de la cour administrative d’appel et qu’ils l’ont invoqué, avec la jurisprudence de la Cour, dans leurs mémoires de cassation devant le Conseil d’État.
44. La Cour relève que, dès leurs demandes préalables d’indemnisation et tout au long de la procédure devant les juridictions internes, les requérants ont invoqué l’article 1 du Protocole no 1. Même s’ils n’ont pas expressément fondé sur cet article les moyens qu’ils ont développés devant la cour administrative d’appel, il n’en reste pas moins qu’en se plaignant du rejet de leurs demandes d’indemnisation à la lumière de l’arrêt Bitouzet du Conseil d’État (paragraphe 37 ci-dessus), ils ont invoqué, au moins en substance, l’atteinte au droit au respect de leurs biens dont ils ont ensuite saisi la Cour.
45. Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement doit être rejetée.
46. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Les requérants
47. Les requérants considèrent que l’ingérence dans leur droit au respect de leurs biens relève, non seulement de la réglementation de l’usage des biens, mais aussi de l’atteinte à la substance de leur droit de propriété, au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1. Ils citent à cet égard l’arrêt Sporrong et Lönnroth c. Suède (23 septembre 1982, §§ 58-60, série A no 52). Ils précisent qu’il s’agit de terrains qui, hormis la construction, désormais interdite, ne peuvent faire l’objet d’aucune activité, commerciale ou agricole, ce qui explique leur très faible valeur actuelle.
48. Quelle que soit l’analyse de la Cour sur ce point, les requérants soutiennent qu’en tout état de cause l’exigence d’un juste équilibre doit s’appliquer et qu’en l’espèce elle a été gravement méconnue. Ils soulignent en effet que la restriction à leur droit de propriété est totale et définitive et qu’en dépit de l’autorisation de lotir et des importantes dépenses engagées, ils se trouvent confrontés à l’interdiction de construire leurs biens, ce qui entraîne leur dévalorisation. Ils se réfèrent à cet égard à un rapport d’expertise qu’ils ont fait établir.
49. Les requérants considèrent avoir subi un préjudice spécial et exorbitant. Selon eux, le caractère exorbitant résulte, d’une part, des dépenses réalisées en vain et, d’autre part, de la perte de valeur résultant de l’inconstructibilité. Quant à son caractère spécial, il tient à ce que la situation des requérants est singulière par rapport à celle des autres propriétaires de terrains en bande littorale, puisque M. Henri Malfatto bénéficiait d’une autorisation de lotir et qu’il a engagé des dépenses considérables.
50. Les requérants contestent l’argument du Gouvernement selon lequel les trois autres requérants n’auraient pas personnellement supporté la charge de ces dépenses. Ils soulignent que, dans le cadre de la réalisation d’un lotissement, la valeur d’un lot représente à la fois la valeur du terrain correspondant à l’assiette foncière d’un lot et la quote-part des coûts de viabilisation afférente à ce lot. Pour le cas où la Cour estimerait qu’ils n’ont pas directement participé à ces dépenses, ils sollicitent que M. Henri Malfatto soit seul indemnisé de la totalité de la valeur des travaux.
b) Le Gouvernement
51. Le Gouvernement ne conteste pas qu’il y ait eu ingérence dans le droit au respect de la propriété des requérants. Contrairement à eux, il considère que cette ingérence consiste en une réglementation de l’usage des biens, domaine dans lequel la Cour laisse une importante marge d’appréciation aux États. Il souligne en effet que les requérants peuvent disposer librement de leurs biens, les louer ou les affecter à divers usages autorisés (culture, boisement, élevage, etc.).
52. Le Gouvernement soutient tout d’abord que la servitude d’inconstructibilité qui a affecté les terrains était prévue par la loi et accessible aux requérants, tel que l’exige la jurisprudence de la Cour. Cette servitude, édictée par le plan d’occupation des sols de la commune, a été prise sur le fondement de la directive d’aménagement national du 25 août 1979 puis, dans un second temps, sur celui de la « loi littoral » du 3 janvier 1986, qui a codifié à l’article L. 146-4 du code de l’urbanisme la règle de l’inconstructibilité du littoral.
53. Le Gouvernement souligne que cette règle poursuit un objectif fondamental d’intérêt général, à savoir la protection de l’environnement et notamment la préservation du littoral, conformément à plusieurs instruments européens et internationaux.
54. Rappelant que l’appréciation du respect du « juste équilibre » doit se faire au regard de l’importance des enjeux en présence et de l’intérêt général poursuivi, le Gouvernement fait valoir que la politique d’aménagement et de protection du littoral revêt un intérêt incontestablement supérieur aux intérêts économiques et commerciaux des requérants qui, par ailleurs, gardent la propriété de leurs biens, dont il souligne qu’il ne s’agissait pas de terrains accueillant leur domicile ou acquis dans cette intention.
55. Le Gouvernement estime en conséquence que l’exigence de proportionnalité a été respectée et que la charge que doivent supporter les requérants n’est ni exorbitante, ni spéciale, comme les juges du fond l’ont souverainement constaté. S’agissant du caractère exorbitant, M. Henri Malfatto n’a fourni, pour établir son préjudice, que des devis datant pour la plupart de 1997 et n’a pas démontré le lien de causalité entre le préjudice allégué et la servitude, dès lors qu’il disposait, entre 1964 et 1982 (date du premier POS) de dix-huit ans pour faire construire ses terrains sans qu’elle puisse lui être opposée. Pour leur part, MM. Jean-Michel et Alain Malfatto et M. Mieille n’ont pas justifié de l’existence d’un préjudice personnel, puisqu’ils n’ont pas supporté les dépenses de viabilisation du terrain et que, comme l’ont rappelé les juges, la délivrance d’une autorisation de lotir n’emporte pas, par elle-même, le droit de construire.
56. Le Gouvernement considère par ailleurs que les requérants n’ont pas démontré le caractère spécial de leur préjudice, puisque la servitude prévue par l’article L. 160-5 du code de l’urbanisme est applicable sur l’ensemble du territoire et qu’elle concerne plus de 3 400 km de littoral et des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers de propriétaires.
57. Le Gouvernement conclut que le juste équilibre a été respecté en l’espèce et que le grief des requérants doit être rejeté comme manifestement mal fondé.
2. Appréciation de la Cour
58. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle l’article 1 du Protocole no 1, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes (voir, notamment, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, série A no 98) : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Les deuxième et troisième normes, qui ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété, doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 134, CEDH 2004‑V).
59. La Cour relève que les terrains des requérants, classés comme constructibles, avaient fait l’objet d’une autorisation de lotir, et qu’en vertu de l’adoption de deux textes successifs (la directive d’aménagement national du 25 août 1979 et la « loi littoral » du 3 janvier 1986), ils ont été frappés d’une interdiction absolue de construire en raison de ce qu’ils étaient situés dans la bande de cent mètres du littoral.
60. Le Gouvernement reconnaît qu’il s’agit d’une ingérence dans le droit des requérants au respect de leurs biens. La Cour observe que ces derniers n’ont pas été privés de leur propriété et que leurs droits réels sur leurs biens restent intacts, même si leur valeur a été affectée. Elle considère en conséquence que cette ingérence relève de la réglementation de l’usage des biens, au sens du deuxième alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (Sporrong et Lönnroth, précité, § 64, Longobardi et autres c. Italie (déc.), no 7670/03, 26 juin 2007, Depalle, précité, § 80 et Antunes Rodrigues c. Portugal, no 18070/08, § 27, 26 avril 2011).
61. Selon une jurisprudence bien établie, cet alinéa doit se lire à la lumière du principe consacré par la première phrase de l’article 1. En conséquence, une mesure d’ingérence doit respecter le principe de légalité et ménager un « juste équilibre » entre les impératifs de l’intérêt général et ceux de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à subir une charge spéciale et exorbitante (Depalle, précité, § 83 et Perdigão c. Portugal [GC], no 24768/06, § 67, 16 novembre 2010).
62. En l’espèce, les requérants ne contestent pas la légalité de l’ingérence. La Cour doit donc déterminer si le « juste équilibre » a été respecté.
63. S’agissant en premier lieu de la finalité de l’ingérence, la Cour constate qu’elle relevait d’une politique générale d’aménagement du territoire et de protection de l’environnement et rappelle avoir dit en particulier que la protection du rivage de la mer constitue un but légitime dans l’intérêt général (Depalle, précité, § 81).
64. La Cour a par ailleurs souvent rappelé que les politiques d’aménagement du territoire et de protection de l’environnement, où l’intérêt général de la communauté occupe une place prééminente, laissent à l’État une marge d’appréciation plus grande que lorsque sont en jeu des droits exclusivement civils. Dans la mise en œuvre de ces politiques, l’État peut notamment être amené à intervenir dans le domaine public et même à prévoir, dans certaines circonstances, l’absence d’indemnisation dans plusieurs situations relevant de la réglementation de l’usage des biens (Antunes Rodrigues, précité, § 32 et la jurisprudence citée). En effet, dans de telles situations, l’absence d’indemnisation est l’un des facteurs à prendre en compte pour établir si un juste équilibre a été respecté, mais elle ne saurait, à elle seule, être constitutive d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 (Depalle, précité, § 91).
65. La Cour observe que, tel qu’il a été interprété par le Conseil d’État, l’article L. 160-5 du code de l’urbanisme permet au propriétaire dont le bien est frappé d’une servitude de prétendre à une indemnisation devant la juridiction administrative « dans le cas exceptionnel où il résulte de l’ensemble des conditions et circonstances dans lesquelles la servitude a été instituée et mise en œuvre, ainsi que de son contenu, que ce propriétaire supporte une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi » (paragraphe 37 ci-dessus).
66. La Cour estime qu’il s’agit là d’un système qui permet de mettre en balance les intérêts de l’intéressé et ceux de la communauté (Antunes Rodrigues, précité, § 35).
67. En l’espèce, les juridictions françaises ont estimé, après avoir entendu contradictoirement les arguments des parties et examiné tous les éléments pertinents, que le préjudice subi par les requérants n’ouvrait pas droit à indemnisation. La Cour ne décèle aucun élément permettant de conclure que leurs décisions seraient entachées d’arbitraire ou manifestement déraisonnables (Antunes Rodrigues, précité, § 36), compte tenu notamment de ce que la servitude d’inconstructibilité s’applique à la totalité du littoral français.
68. La Cour relève en particulier que la cour administrative d’appel a estimé que M. Henri Malfatto n’établissait pas un lien de causalité direct entre la servitude et son préjudice : elle a noté que s’il avait effectué, entre 1965 et 1972 des travaux préparatoires et de viabilisation du lotissement, il n’avait engagé, entre 1972 et 1989, date à laquelle il s’était vu opposer un refus de permis de construire (soit pendant quinze ans), aucune action tendant à la mise en œuvre des droits qu’il détenait de l’autorisation de lotir dont il bénéficiait depuis 1964.
69. Dès lors, la Cour observe que M. Henri Malfatto s’est abstenu pendant de nombreuses années d’exploiter son bien (mutatis mutandis décision Longobardi et autres précitée et Sinan Yildiz et autres c. Turquie, no 37959/04, 12 janvier 2010). Elle relève d’ailleurs que, pendant cette période, le seul lot qui a été vendu en 1972 à un tiers a pu être construit (paragraphe 12 ci‑dessus).
70. S’agissant des autres requérants, la Cour estime également raisonnable la conclusion des juridictions internes qui ont considéré qu’ils n’avaient pas personnellement supporté le coût des travaux et rappelé qu’une autorisation de lotir n’impliquait pas automatiquement le droit de construire. La Cour estime que la baisse de la valeur des terrains en cause ne saurait suffire, en tant que telle et en l’absence d’autres éléments, à mettre en cause ces conclusions.
71. Au vu de l’ensemble des considérations ci-dessus, la Cour estime qu’il n’y a pas eu rupture de l’équilibre entre les droits des requérants et l’intérêt général de la communauté.
72. Dès lors, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
IV. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
73. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, les consorts Malfatto se plaignent de ce que le Conseil d’État aurait manqué à son obligation de motivation et d’impartialité en déclarant non admis leurs pourvois en cassation et considèrent que les juridictions nationales auraient commis une erreur manifeste d’appréciation. Ils estiment avoir fait l’objet d’une différence de traitement injustifié quant au sort de leurs pourvois et citent l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 6 § 1 et 1 du Protocole no 1.
74. Pour autant que la Cour n’ait pas déjà examiné ces griefs sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, elle ne décèle aucune apparence de violation des dispositions citées.
75. Il s’ensuit que ces griefs sont manifestement mal fondés et doivent être rejetés en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes nos 40886/06 et 51946/07 ;
2. Dit que MM. Jean-Michel et Alain Malfatto ont qualité pour poursuivre la requête au nom de M. Henri Malfatto ;
3. Déclare les requêtes recevables quant au grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 et irrecevables pour le surplus ;
4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 octobre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Milan BlaškoAngelika Nußberger
Greffier adjointPrésidente