L'Etat responsable des réparations locatives s'il n'expulse pas (dimanche, 28 juin 2020)

Dans cette affaire, le Conseil d'Etat juge que la responsabilité de l'Etat peut être engagée en raison de dégradations locatives si la force publique n'a pas été accordée à temps.

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"Vu, enregistrée au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat le 29 novembre 2007, l'ordonnance du 26 novembre 2007 par laquelle le président de la cour administrative d'appel de Marseille a transmis au Conseil d'Etat, en application de l'article R. 351-2 du code de justice administrative, la requête de la SARL ROMERO TRANSACTION ;

Vu le pourvoi enregistré au greffe de la cour administrative d'appel de Marseille le 1er octobre 2007 et les mémoires complémentaires enregistrés au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat les 17 janvier et 21 mars 2008, présentés pour la SARL ROMERO TRANSACTION, dont le siège est Quartier de la Tête Noire BP 38 à Rognac (13340) ; la SARL ROMERO TRANSACTION demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler le jugement du 6 juillet 2007 du tribunal administratif de Marseille rejetant sa demande tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser diverses indemnités en réparation des préjudices résultant pour elle du refus de concours de la force publique pour l'exécution d'un jugement du tribunal d'instance de Martigues du 16 juin 1994 ordonnant l'expulsion des occupants d'un ensemble immobilier à Istres, assorties des intérêts au taux légal ainsi que des intérêts des intérêts ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à sa demande ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la loi n° 91-650 du 9 juillet 1991 ;

Vu le décret n° 92-755 du 31 juillet 1992 ;

Vu le code de justice administrative ;



Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Olivier Rousselle, Conseiller d'Etat,

- les observations de Me Foussard, avocat de la SOCIETE ROMERO TRANSACTION,

- les conclusions de M. Jean-Philippe Thiellay, rapporteur public,

La parole ayant été à nouveau donnée à Me Foussard, avocat de la SOCIETE ROMERO TRANSACTION ;




Considérant que, saisi d'une première demande de la SARL ROMERO TRANSACTION tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser diverses indemnités en réparation des préjudices résultant pour elle du refus du concours de la force publique pour l'exécution d'un jugement du tribunal d'instance de Martigues du 16 juin 1994 ordonnant l'expulsion des occupants d'un ensemble immobilier dont elle était propriétaire à Istres, le tribunal administratif de Marseille a, par un jugement du 24 mars 1998, condamné l'Etat à verser à la société une indemnité de 868 236 F et la cour administrative de Marseille a, par un arrêt du 1er juillet 1999, réformé ce jugement en condamnant l'Etat à verser à la société des indemnités supplémentaires de 26 610,80 F et de 639 213 F ; que, saisi par la même société d'une seconde demande tendant à ce que l'Etat soit condamné au versement d'indemnités complémentaires, le tribunal administratif a d'abord, par un jugement du 1er juin 2004 devenu définitif, jugé que l'autorité de la chose jugée par le jugement du 24 mars 1998 et l'arrêt du 1er juillet 1999 ne s'opposait pas à l'indemnisation de préjudices distincts de ceux indemnisés par ce jugement et cet arrêt, écartant ainsi un moyen présenté en défense par le préfet des Bouches-du-Rhône ; que, par un jugement du 6 juillet 2007, le tribunal administratif de Marseille a ensuite rejeté cette seconde demande d'indemnisation ; que la SARL ROMERO TRANSACTION se pourvoit en cassation contre ce dernier jugement ;

Sur la régularité du jugement attaqué :

Considérant que les visas du jugement du 1er juin 2004, lequel est visé par le jugement attaqué, analysent les conclusions et moyens de la demande présentée par la SARL ROMERO TRANSACTION ; que le moyen tiré de ce que le jugement attaqué méconnaîtrait les prescriptions de l'article R. 741-2 du code de justice administrative doit dès lors être écarté ;

Sur le bien-fondé du jugement attaqué :

Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la propriété de la SARL ROMERO TRANSACTION comprenait, sur quinze hectares environ, une ancienne carrière, des aires de circulation, de stationnement et de stockage et un terrain naturel ainsi que divers bâtiments à usage industriel et commercial et d'habitation ; que la SARL conteste le bien-fondé du jugement attaqué en tant qu'il a refusé de condamner l'Etat à lui verser des indemnités en réparation de préjudices qui résulteraient de pertes de loyers d'une villa et de terrains ainsi que de diverses dégradations qui auraient été commises par les occupants sans titre ;

En ce qui concerne la perte de loyers de la villa :

Considérant qu'il est constant que la villa a été libérée par ses occupants le 1er septembre 1997 ; que le préjudice constitué par la perte des loyers de cette villa du fait de l'occupation, pendant la période au cours de laquelle le concours de la force publique était refusé, a fait l'objet d'une indemnité fixée par le jugement du tribunal administratif du 24 mars 1998 et rehaussée par l'arrêt de la cour administrative d'appel du 1er juillet 1999 ; que la circonstance qu'un rapport d'expertise établi le 19 avril 2001 dans le cadre du litige opposant devant le juge judiciaire le propriétaire et l'occupant sans titre aurait évalué le préjudice constitué par la perte de loyers résultant de l'occupation de la villa à un montant plus élevé que celui qui avait été fixé par la cour administrative d'appel ne constitue pas une aggravation de ce préjudice qui serait apparue postérieurement à l'arrêt rendu par celle-ci ; que, par suite, le tribunal administratif n'a pas commis d'erreur de droit en opposant l'autorité de la chose jugée par l'arrêt du 1er juillet 1999 à la seconde demande d'indemnité présentée par la SARL ROMERO TRANSACTION pour l'indemnisation du même préjudice ;

En ce qui concerne la perte de loyers de terrains :

Considérant que, par son arrêt du 1er juillet 1999, la cour administrative d'appel a alloué à la SARL ROMERO TRANSACTION une indemnité de 639 213 F en réparation du préjudice résultant pour elle de ce qu'un bail qu'elle avait conclu le 1er juin 1995 avec la société Muscinesi pour donner en location une partie des terrains, avait été dénoncé le 21 juin suivant par son cocontractant en raison de ce que l'occupant sans titre s'opposait à son installation ; que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif a rejeté la seconde demande d'indemnité présentée par la société pour l'indemnisation du préjudice constitué par une perte de loyers de terrains au motif qu'il ne résultait pas de l'instruction que la société puisse se prévaloir de demandes de location pour des terrains distincts de ceux pour lesquels la perte de loyers avait été indemnisée par l'arrêt du 1er juillet 1999 et, qu'ainsi, elle n'établissait pas l'existence d'autres pertes de loyers de terrains en lien direct et certain avec le refus de concours de la force publique ;

Considérant que, si la SARL ROMERO TRANSACTION avait produit des documents desquels il résultait d'une part que la société Biogil Environnement lui avait confirmé le 3 juillet 1994 une offre de location de terrains situés au fond de la carrière, distincts de ceux pour lesquels la perte de loyers avait été indemnisée par l'arrêt du 1er juillet 1999 et d'autre part que le bail ainsi projeté n'avait pas été conclu en raison de la présence des occupants sans titre, il ressortait aussi des pièces du dossier soumis aux juges du fond que ce n'est que le 18 octobre 1994 que le refus de concours de la force publique a été opposé à la demande que la société n'avait présentée que le 18 août 1994 ; que, dans ces conditions, en jugeant que l'échec de ce projet ne résultait pas de façon directe et certaine du refus de concours de la force publique du 18 octobre 1994, le tribunal administratif n'a pas dénaturé les pièces du dossier ;

Considérant que le tribunal administratif n'a pas davantage dénaturé les pièces du dossier en estimant que ces pièces ne suffisaient pas à établir que la société Gagneraud aurait présenté en 1995 à la SARL ROMERO TRANSACTION une véritable demande de location et en écartant, par suite, l'existence à ce titre d'un préjudice indemnisable par l'Etat ;

En ce qui concerne les dégradations :

Considérant que, ainsi que l'a jugé le tribunal administratif sans commettre d'erreur de droit, les dégradations de la propriété de la SARL ROMERO TRANSACTION ne peuvent engager la responsabilité de l'Etat que si elles ont été commises entre, d'une part, la date du 18 octobre 1994 à laquelle est née la décision implicite de refus de concours de la force publique, et d'autre part les mois d'août et septembre 1997 au cours desquels le concours de la force publique a été accordé pour les différentes parties de la propriété ;

Considérant que les pièces du dossier soumis aux juges du fond comprenaient, d'une part, un rapport d'expertise établi après une visite des lieux effectuée le 25 octobre 1994 dont il résultait que la villa était alors occupée conformément à sa destination de maison à usage d'habitation et, d'autre part, un constat d'huissier établi le 18 septembre 1997, le jour-même où l'entreprise qui occupait alors sans titre la villa était expulsée de celle-ci à la suite de la décision accordant quelques jours auparavant le concours de la force publique, dont il ressortait que les locaux, très dégradés, n'étaient plus en état d'être utilisés conformément à leur destination ; que le tribunal administratif a dès lors dénaturé les pièces du dossier en jugeant que les dégradations de la villa n'avait pas été constatées à une date permettant de les imputer à la décision de refus de concours de la force publique ;

Considérant, en revanche, qu'il ressortait également des pièces soumis aux juges du fond que les dégradations des autres bâtiments n'ont été constatées que le 24 février 2000, date à laquelle l'expert commis par le juge judiciaire dans le cadre du litige opposant le propriétaire et l'occupant sans titre a visité la propriété et que ce n'est que le 12 janvier 1999 qu'un huissier a constaté l'utilisation comme décharge de l'ancienne carrière ; que, dans ces conditions, le tribunal administratif n'a, en ce qui concerne les autres éléments de la propriété que la villa mentionnée ci-dessus, pas dénaturé les pièces du dossier en jugeant que les dégradations de la propriété n'avaient pas été constatées à une date permettant de les imputer à la décision de refus de concours de la force publique ;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que la SARL ROMERO TRANSACTION n'est fondée à demander l'annulation du jugement attaqué qu'en tant qu'il rejette ses conclusions tendant à l'indemnisation du préjudice résultant pour elle des dégradations de la villa ;

Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative, dans les limites de la cassation prononcée ;

Considérant que la circonstance que les mémoires produits par le préfet des Bouches-du-Rhône avant la clôture de l'instruction devant le tribunal administratif l'auraient été après l'expiration du délai imparti par le jugement du tribunal administratif du 1er juin 2004 est dépourvue de toute incidence ; que si le tribunal administratif, par ce jugement devenu définitif, a écarté un moyen par lequel le préfet des Bouches-du-Rhône soutenait que le rapport d'expertise établi le 19 avril 2001 dans le cadre de l'instance judiciaire à laquelle l'Etat n'était pas partie ne pouvait être utilisé dans l'instance engagée contre l'Etat devant le juge administratif, ce jugement n'a pas eu pour effet de priver le préfet de la possibilité de discuter la pertinence des conclusions de l'expert ;

Considérant qu'il sera fait une juste appréciation du préjudice subi par la SARL ROMERO TRANSACTION, à raison de la dégradation de la villa, en fixant la somme forfaitaire à 40 000 euros ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède qu'il y a lieu de condamner l'Etat à verser la somme de 40 000 euros à la SARL ROMERO TRANSACTION ; que la SARL ROMERO TRANSACTION a droit aux intérêts de cette somme à compter du 1er mars 2005, comme elle le demande ; qu'il y a lieu de faire droit à la demande de capitalisation des intérêts à la date du 1er mars 2006 et à chaque échéance annuelle à compter de cette date ; que, enfin, il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros que demande la SARL ROMERO TRANSACTION ;





D E C I D E :
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Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Marseille du 6 juillet 2007 est annulé en tant qu'il rejette les conclusions de la demande présentée par la SARL ROMERO TRANSACTION tendant à la réparation du préjudice résultant pour elle des dégradations de la villa.

Article 2 : L'Etat est condamné à payer à la SARL ROMERO TRANSACTION la somme de 40 000 euros avec intérêts au taux légal à compter du 1er mars 2005. Les intérêts échus le 1er mars 2006 seront capitalisés à cette date pour produire eux-mêmes intérêts puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date.

Article 3 : L'Etat versera la somme de 3 000 euros à la SARL ROMERO TRANSACTION au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative."

Article 4 : Le surplus des conclusions du pourvoi de la SARL ROMERO TRANSACTION est rejeté.

Article 5 : La présente décision sera notifiée à la SARL ROMERO TRANSACTION et au ministre de l'intérieur, de l'outre-mer et des collectivités territoriales.